mercredi 29 octobre 2014

Massacres à Beni : «Joseph Kabila était obligé de venir»

En République démocratique du Congo, le président Joseph Kabila est arrivé mercredi 29 octobre à Beni dans le grand nord du Nord-Kivu. Un territoire qui a été frappé par plusieurs attaques ces dernières semaines qui ont fait des dizaines de morts. Des massacres imputés aux rebelles ougandais des ADF. Pour Caroline Hellyer, journaliste et analyste politique, spécialiste du Grand Nord du Nord-Kivu, le chef de l'Etat congolais devait faire ce déplacement, notamment pour remettre de l'ordre dans son armée.
RFI - Le gouvernement, la société civile et même la Monusco ont immédiatement accusé les rebelles ADF d'être derrière ces attaques. Pensez-vous qu'ils soient responsables de toutes ces exactions ?
Caroline Hellyer - Je ne pense que ça soit très clair jusqu'à présent. C'est une possibilité. La première question à se poser, c'est pourquoi les ADF ont été accusés aussi vite et sans preuve. Il faut aussi se poser la question de pourquoi ils attaqueraient maintenant. C'est possible que ça soit les ADF, mais ça peut être aussi des miliciens maï-maï qui ont des liens avec les ADF
Depuis le début de l'année, il y a eu une vaste opération de l'armée congolaise contre les ADF. On disait que leurs bases avaient été détruites, que les forces étaient dispersées dans la forêt. Comment expliquer qu'ils aient pu attaquer à Beni même et dans d'autres villes.

Il y a plusieurs facteurs. D'abord, vous avez raison, il y a eu cette importante opération militaire et ça a poussé les ADF à se replier dans la forêt, leurs principales bases ont été détruites. Ils se sont répartis en petits groupes, il y en a même un dans la Province orientale. Et c'est l'une des raisons qui peuvent nous faire douter que les ADF soient derrière ces attaques. Mais il faut aussi vous souvenir que les ADF vivent là depuis plus de 25 ans. Ils ont des connexions locales très fortes et voir ce groupe comme d'autres dans ce secteur comme un groupe dont les contours sont fixes, c'est un problème. En fait, c'est un réseau. C'est l'autre raison qui me fait douter que ce soient les ADF. Avec les groupes maï-maï, ils travaillent ensemble, quand ils ont des intérêts communs, peuvent se redissocier. Et ces derniers temps, on a vu beaucoup d'ex-miliciens congolais retournés en brousse, se réarmer. Les ADF, ce sont comme des poupées russes. Il y a une poupée centrale, le noyau dur, qui est impossible à atteindre, mais plus on s'éloigne de ce centre, ça devient difficile à dissocier de ces groupes maï-maï. Et tout ce réseau s'est fait beaucoup d'argent ces dernières années en travaillant comme des supplétifs
Des supplétifs travaillant pour qui ?
Pour des politiciens locaux, pour des groupes d'intérêts économiques. Je ne parle pas de Kinshasa, ce sont vraiment des hommes forts locaux. Tout ce qui se passe dans le territoire de Beni, ce sont toujours les soubresauts des guerres du Congo. Rien n'a été résolu. Et ça arrange tout le monde de tout labelliser ADF. C'est le meilleur moyen de nuire à Joseph Kabila, à l'armée congolaise et à la Monusco. Je ne dis pas que les ADF ne sont pas une menace, ce sont des experts dans l'art de la guérilla. Mais c'est une erreur de les séparer de cet environnement. Ce serait une lecture dangereuse de la situation. Vous avez ces réseaux criminels qui ont la main sur certaines parties du commerce, de la société civile, de l'armée... Ce sont des réseaux transfrontaliers qui sont extrêmement forts. Les ADF en font partie, c'est ce qui leur a permis de rester aussi longtemps. C'est pourquoi une solution militaire ne réglera rien, il faut développer cette région, créer de l'emploi et trouver des solutions politiques locales.
L'ancien ministre Mbusa Nyamwisi, originaire de la région, c'est son fief politique, accuse certains hauts gradés d'être complices des ADF. Lui-même a été accusé en son temps d'en être proche. A-t-il raison de porter ces accusations? 

Deux choses. D'abord Mbusa accusant l'armée de complicité, c'est l'hôpital qui se moque de la charité. Sa famille - et ça remonte à son père - a effectivement une longue histoire de liens non seulement avec les ADF, mais d'autres groupes armés dans la région. Mais ceci étant dit, il y a des éléments dans l'armée qui sont hautement corrompus. A Beni, dans l'armée, il y a de bons soldats, des éléments loyaux qui n'ont pas toujours suffisamment de soutiens de Kinshasa, qui n'ont pas été payés pendant des mois, qui travaillent dans des conditions extrêmement difficiles. Ces soldats étaient au front contre les ADF et ils ont beaucoup souffert. Mais il y aussi des officiers qui travaillent avec les groupes armés, ont des relations purement commerciales. Ca va de Kisangani, en passant par Butembo et de l'autre côté de la frontière en Ouganda. On parle de racket des services de protection, de corruption et puis de véritables relations d'affaires.
Le Grand Nord, c'est la frontière avec l'Ouganda. Cette frontière est très importante. Les commerçants de Butembo notamment ont toujours eu historiquement des relations commerciales un peu partout. Pendant la guerre, on a toujours pu trouver des produits d'importation à Butembo qu'on ne trouvait pas ailleurs. Il y a toute sorte de trafics et ça ne se voit pas forcément de l'extérieur, ce sont des réseaux informels, secrets... Mais des dizaines de millions de dollars qui sont brassés. C'est par exemple une région de mines d'or et le trafic va de l'Ouganda jusqu'à Burundi. Et tout ça depuis le Grand Nord. Et l'insécurité sert comme un outil politique, ça empêche les choses de changer. Là-bas, ils appellent « la politique », quand ils en parlent, cela n'a rien à voir avec ce qui se passe à Kinshasa, c'est tout ce qui se joue dans le Grand Nord.

Mais quel serait l'intérêt politique de commettre de tels massacres ?
Cela permet d'envoyer toutes sortes de messages, le premier, c'est de démontrer que le président Kabila ne contrôle pas le territoire. Que la Monusco, les Nations unies sont incapables de protéger les civils. Et le problème, c'est que ceux qui viennent de l'extérieur ne comprennent pas ces messages, ils ne comprennent pas ce qui se passe. Un exemple, c'est la manifestation à Oicha contre la Monusco. Les Tanzaniens étaient très bien vus localement après leur soutien aux opérations de l'armée contre les ADF. Mais maintenant, on sait bien qu'il y a un mouvement pour tenter de casser leur image et de les faire partir. Il y a ces folles rumeurs qui embrasent Beni, que la Monusco donne des armes aux ADF... La désinformation comme outil politique. Mais ce que les observateurs n'ont pas vu, c'est que les taxis et moto-taxis étaient souvent à l'origine de ces manifestations. Or ils ont été employés par le passé par les ADF
Mais pourquoi les ADF commettraient ces massacres en sachant que cela risque de relancer des opérations militaires contre eux ?
Je vous le redis, on n'est pas sûr que les ADF soient derrière ces attaques. Mais il faut noter que les ADF sont connus pour répondre de manière particulièrement vicieuse aux menaces par le passé, il y a des exemples au Congo, mais aussi en Ouganda. Et puis il y a ceux qui pensent aussi que ca peut être une démonstration de force.
La visite du président Kabila à Beni, est-ce que vous pensez que c'est parce qu'il a entendu ces messages et qu'il veut montrer qu'il contrôle la situation ?

Kinshasa, ça parait très loin pour tout le monde dans le Grand Nord. Et Kinshasa est vraiment coupé des réalités de Beni. Avant même ces massacres, la population était frustrée du peu d'intérêt que Kinshasa leur portait, les hommes politique et les militaires aussi. Kabila était obligé de venir. Il aurait même dû y aller avant. Il doit envoyer un message. Que ça soit ouvertement débattu ou non, il sait ce qui se passe dans sa propre armée. Il doit rassurer ceux parmi les officiers qui se sont montrés loyaux et se sont battus. Leur autorité aussi est sapée par ceux qui sont corrompus. Il doit rassurer aussi la population qui se sent ignoré. Bref, il y a beaucoup d'attente. On verra ce qu'il en ressort.
A l'approche des élections, est-ce que vous craignez une recrudescence des violences ?
Absolument, ces forces aux motivations politiques et économiques très sombres tirent les ficelles dans le Grand Nord. Ce qu'on a vu lors des dernières élections, avant, pendant et après, c'est le retour massif d'ex-combattants en brousse qui se réarmaient. Et d'après mes sources, c'est ce qui est à nouveau en train de se passer à nouveau aujourd'hui. Il y a des mouvements de milices maï-maï allant du territoire de Lubero vers Beni. Et je crois que toute cette agitation, cette violence a toutes les chances d'augmenter au fur et à mesure que l'on approche des élections. 
AFP PHOTO / ALAIN WANDIMOYI© Fournis par RFI FR AFP PHOTO / ALAIN WANDIMOYI

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