lundi 11 février 2008

L'Afrique entre démons et mutation - VIE POLITIQUE

L'Afrique entre démons et mutation - VIE POLITIQUE

Coup sur coup, les violences au Kenya et l'attaque rebelle parrainée par le Soudan sur N'Djamena au Tchad ont ramené les menaces de crises en Afrique sur le devant de la scène internationale. Comme si le continent, en pleine mutation, devenu un enjeu entre les grandes puissances, était repris par ses « vieux démons » de guerres, de luttes ethniques, de coups d'Etat. En 2002, des combats avaient dévasté une Côte d'Ivoire jusque-là présentée comme la vitrine d'une Afrique pleine d'avenir. En 2008, les sanglants affrontements au Kenya qui ont suivi la proclamation de la victoire électorale, mal acquise, du président sortant Mwai Kibaki, ont surpris ceux qui y voyaient « l'affiche » de la « renaissance africaine », chère au président sud-africain, Thabo Mbeki.
Il faut se garder de tout amalgame. Les deux toutes dernières crises ont des causes très différentes. L'une au Tchad est une retombée indirecte de la crise du Darfour et des réticences de Khartoum à voir les grandes puissances déployer une force de paix. Le déclic de la sanglante crise kenyane, elle, a un caractère politique : la contestation par l'opposant Raila Odinga d'un résultat électoral manipulé. Ses raisons plus profondes, d'après Philippe Hugon, directeur de recherche à l'Iris (Institut des relations internationales et stratégiques), tiennent à des enjeux fonciers qui datent de l'époque coloniale et à une croissance - 6 % environ - très mal répartie. Déjà en décembre 2006, de vieilles disputes foncières avaient dégénéré en clashes intercommunautaires à l'ouest du mont Elgon.
D'autres pays africains restent fragiles. En décembre dernier, l'ONG International Crisis Group (ICG) évoquait une République centrafricaine « pire qu'un Etat failli : un Etat fantôme » ayant perdu toute capacité institutionnelle significative depuis la chute de Bokassa en 1979. Son rétablissement dépendra en grande partie du déploiement en Centrafrique et au Tchad des forces de l'Union européenne (Eufor) pour le Darfour. La République démocratique du Congo est, elle, toujours confrontée au conflit dans sa province orientale du Kivu même si l'heure est plutôt à l'apaisement en Ituri après une guerre d'une ampleur régionale inégalée. De même, des diplomates mettaient en garde récemment contre certains dangers guettant le Sénégal, comme la montée d'un fondamentalisme et l'explosion démographique. Un havre de paix pourtant où même la situation en Casamance tend à se stabiliser.
Sans nul doute, la crise kenyane, symptôme aussi d'un désir de démocratie de la part de la jeunesse africaine, sera suivie par d'autres spasmes dans d'autres pays comme le Cameroun, le Congo Brazzaville ou même le Gabon lorsqu'il faudra gérer les successions de leurs dirigeants accrochés depuis des décennies au pouvoir.
Ces crises ne seraient-elles pas les derniers soubresauts avant la normalisation de l'Afrique sur la scène internationale ? Ces conflits ne peuvent pas faire oublier une transformation moins spectaculaire mais profonde de l'Afrique. A l'exception peut-être de l'actuel conflit entre l'Ethiopie et l'Erythrée, la majorité des crises restent confinées dans des frontières nationales qui n'ont pas été vraiment remises en cause depuis les indépendances.
En outre, d'après le dernier baromètre de l'Institut d'Heidelberg (Allemagne), le nombre de conflits sanglants en Afrique diminue. Des champs de bataille comme ceux d'Angola, de Côte d'Ivoire, du Mozambique, du Rwanda et du Sierra Leone, ont laissé place à des paix fragiles. Le parti unique qui était de règle dans les années 1960 a laissé place à des élections multipartites dans nombre de pays africains. Même si la démocratie est encore loin d'être parfaite. La crise kenyane est sur ce point exemplaire : elle est le signe que les Kenyans sont prêts à défendre la démocratie.
Du point de vue économique, la croissance en Afrique subsaharienne, selon le Fonds monétaire international, pourrait frôler les 7 % cette année, après 6 % en 2007 et 5,8 % en 2006. Après avoir été oubliée au lendemain de la chute du mur de Berlin, le continent est aujourd'hui, selon les mots d'un diplomate, « le théâtre d'un grand jeu avec le retour ou l'arrivée de nouveaux pays comme les Etats-Unis, la Chine, l'Inde », voire des pays pétroliers comme l'Arabie saoudite.
La question cependant posée à l'Afrique ou plutôt aux « Afriques », tant les situations sont contrastées, est que la croissance reste insuffisante au regard de la démographie. Les experts font valoir que le revenu par habitant est aujourd'hui voisin de celui enregistré dans les années 1960 au moment des mouvements d'indépendance. La population du continent, aujourd'hui de 770 millions de personnes, pourrait atteindre 1,12 milliard en 2025.
Les investissements étrangers restent faibles et concentrés dans la recherche et l'extraction de matières premières et profitent aux pays aux sous-sols riches, aggravant les inégalités entre nations mais également à l'intérieur des pays. Mais il ne faut pas sous-estimer l'apparition d'une nouvelle élite d'entrepreneurs africains, bien éduqués, qui rêvent de devenir les nouveaux tycoons.
L'Afrique a su trouver au cours des dernières années des solutions internes voire développer, à la différence du Proche et du Moyen-Orient, la région qui demeure de loin la plus violente du globe, un début de diplomatie régionale sous l'impulsion de l'Afrique du Sud, du Nigeria ou encore du Sénégal pour régler ses propres conflits. Au-delà, les anciennes puissances coloniales ont aussi un rôle à jouer. Nicolas Sarkozy a promis une rupture dans la politique française en Afrique. Il reste à la France à ne pas se contenter d'intervenir lorsque l'incendie a déjà pris, comme au Tchad ou en Côte d'Ivoire.
En tout cas, l'Afrique du XXIe siècle n'a rien à voir avec la vision du philosophe allemand Friedrich Hegel au XIXe siècle d'un monde « qui n'a point d'histoire » et « qui devait être simplement présenté ici au seuil de l'histoire universelle ». Elle est en marche, même si son accélération est encore freinée par de mauvais génies.
JACQUES HUBERT-RODIER

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